Quelques virgules & Trois Petits Points...

... j'avais juste envie de te le dire

mercredi 24 février 2010

Coeurite

C'est l'homme de la vie de mes lectures. Je suis secrètement amoureuse de lui, c'est mon idole, celui qui me fait croire qu'un jour ce sera peut-être mon tour de... d'écrire pour vrai. (hé oui.. )

Matthieu, c'est l'écrivain qui est devenu écrivain malgré lui.. il a pas étudié la dedans, dans tout sauf ça. Tu lui regarde la bette, il a l'air de ton voisin d'à coté ou l'ex de ton amie. Le gars simple, gentil, souriant.

Qui écrit en utilisant des procédés que j'aime. Des jeux de mots, des tournures de phrases à double sens, des descriptions à virgules. Des phrases coup de poing, des punchs que tu vois pas venir.

Parmi ses romans, il y a en a un que tu vas voir sur ma table de chevet si tu viens chez nous demain. Il est toujours souvent là car je le relis encore et encore en surlignant des passages.. Dans ce trésor qu'est Échecs Amoureux & autres niaiseries.. il y a :

Coeurite 

Il y a des jours, des semaines parfois, où j'ai mal au coeur, sans vraie raison. Des jours, des semaines parfois, qui ressemblent à des années, des siècles parfois. Mal de coeur, mal au coeur, coeurite. Infection du coeur.
Aujourd'hui, c'est un jour comme ça, et je crois bien que je suis parti pour une semaine et un siècle. Ce matin, en me levant, je me suis gratté le sourcil pendant deux minutes, il y avait les gars qui montaient un échafaudage sur la bâtisse du voisin, les bruits de métal ont résonné dans mes os. Il y avait des enfants qui jouaient à se torturer. Et des arbres qui perdaient leurs feuilles comme on perd la foi, en quelques secondes, mais longtemps.

En versant le lait dans mon bol de céréales, le jet a ricoché sur un Corn Flake, et une goutte est tombée sur le napperon. Une petite goutte, le genre qu'on essuie avec son doigt, une petite goutte comme une larme qui s'est arrêtée sur le coin trop anguleux d'une joue trop anguleuse. En l'essuyant avec mon index, une goutte encore plus petite est tombée par terre. Vraiment petite, une goutte comme une larme qui n'existe pas, comme un remords qu'on garde, comme une conscience éprouvée.

En regardant la goutte tomber par terre, en la perdant dans un rayon de soleil, j'ai vu des années de poussière entre les planches de bois. Des années de poussière, des années de vie qui s'égrène et qui flotte quelques instants et qui tombe dans la mémoire des planches, dans l'oubli du bois, poussée par les pantoufles et les sandales et les bottes et les souliers en suède de chez Aldo. C'est ma vie et celle des autres qu'il y a entre mes planches, et quand j'éternue, c'est notre vie que je souffle. Entre mes planches, là où le balai ne se rend pas, et je n'ai pas d'aspirateur.

Dans ma boîte de céréales, il a des céréales. Pas assez pour un bol au complet. La boîte va trainer des semaines, et je vais la jeter, un jour. Je ne fais pas exprès pour gaspiller. C'est une question de circonstance. Quand je vais jeter la boîte de céréales, je vais la mettre dans un sac vert, Glad peut-être, puis sur le bord de la ruelle. Non, je ne recycle pas. Ce n'est pas que je n'aime pas ça, mais je n'ai pas de bac vert, seulement des sacs verts. Non, je ne recycle pas, il faudrait que j'appelle pour qu'on m'en donne un, bac. Il faudrait aller à l'université, pour ça?

On a sonné à la porte. C'était un jeune Noir terrorisé. Il vendait des trucs, je ne sais pas trop quoi, pour son équipe sportive. Il regardait par terre en parlant, il bégayait pour m'expliquer son histoire. Il m'a plu, je me suis vu en lui, j'aurais été pareil à son âge, terrorisé. J'aurais voulu lui acheter quelque chose, mais je ne l'ai pas fait, par réflexe. Parce que j'ai appris à dire non. Je m'en veux, j'aurais dû lui acheter quelque chose, j'ai mal au coeur. Quand j'ai refermé la porte, et qu'il est parti en traînant les pieds, j'ai vu une coche de bois dans la porte, qui n'était pas là hier, une nouvelle coche. Et en verrouillant la porte, j'ai trouvé que le verrou ne tournait plus aussi bien qu'avant. En remontant les marches vers mon appartement, ce sont mes genoux qui ne bougeaient plus comme avant.

Ce matin, je n'ai pas apprécié mon verre de jus d'orange autant que j'aurais pu. Il est sans pulpe, et j'aime la pulpe. Ce midi, je suis allé manger de la soupe vietnamienne dans un demi sous-sol jaune. La soupe y est merveilleuse, c'est sur Victoria, les gens sont bien gentils aussi. Il y a une télé, et ils mettent des cassettes de shows de variétés vietnamiens. Quand ça chante, le serveur il marmonne la toune en même temps, c'est gentil. Mon café glacé était plus fort que d'habitude. Le serveur m'a serré la main, et quand je suis retourné à l'auto, je l'ai trouvée sale, l'auto.

Belle mais sale. Je serais allé la laver, mais je me suis blessé au dos la semaine passée, et je ne voulais pas aggraver ma blessure pour une carrosserie. Alors j'ai roulé à la place, n'importe où, n'importe comment aussi. Les trous sont de plus en plus énormes dans les rues, si j'étais six fois plus léger je me croirais sur la Lune. Je me suis arrêté au cratère Saint-Denis, coin Rachel. Dédé Fortin avait bien raison, maudit que le monde est beau. J'ai marché pendant une heure, et pendant une heure, je n'ai pas touché à une seule craque entre les morceaux de trottoirs, comme quand j'étais petit.

Vers 3 heures, j'ai fais une sieste. Quand je fais une sieste, je me retrouve toujours à baver sur mon oreiller. La bave séchée a une drôle d'odeur. J'ai fais une sieste d'une heure, le temps pour d'autres de sauver le monde, ou de le détruire, au choix. Le temps de l'ignorer, dans mon cas. Je me suis réveillé parce que j'avais chaud. Petit peu de sueur dans le cou, petit peu désagréable.

Pour souper, j'ai fait des pâtes. Pas de passoire, il y a toujours un peu d'eau dans mon assiette, mélangée à la sauce. C'est bon quand même, mais c'est pas comme au resto. À cause du punch aux fruits congelé, j'imagine. Ou du sandwich à la crème glacée qui m'a servi de dessert.

Après le souper, j'ai appelé mon père pour lui parler de mon dos. Lui dire que j'allais bien. C'est ma mère qui a répondu, alors c'est à elle que je l'ai dit. Elle avait l'air pressé, je n'ai pas pu lui parler autant que j'aurais voulu. En raccrochant, j'ai eu l'idée d'appeler Phil. Mais je ne l'ai pas fait, je ne sais pas pourquoi, peut-être que j'avais peur qu'il ne me demande si je voulais faire quelque chose. Parce que tout ce que je voulais, c'était jaser. À 9 heures, j'ai commencé à cogner des clous devant la télé. Les arbres perdaient encore leurs feuilles, la poussière était toujours en vie entre les planches, mon auto était toujours aussi sale, la boîte de céréales presque vide traînait toujours sur le comptoir. Et j'avais toujours mal au coeur. Je me suis levé, et j'ai commencé à vous raconter cela.

L'histoire de ma journée. Vous me direz qu'elle n'a rien de spécial. Et c'est ça le problème. Parce que toute la journée, j'étais avec Sophie. Mais ce que j'en ai retenu n'a rien à voir avec elle. Ce que j'en ai retenu, ce sont les gars qui montaient un échafaudage, la goutte de lait, la poussière, l'ami vietnamien, mon char, le punch aux fruits congelé.

C'est pour ça que j'ai mal au coeur. Un jour comme une année, une semaine comme un siècle.

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Voilà.

(Copyright Matthieu Simard - Échecs Amoureux et Autres Niaiseries. Éditions Stanké, Avril 2004)
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